La formation professionnelle réinventée
De tous les enfants entrant à l’école cette année, 75% exerceront un métier qui n’existe pas encore aujourd’hui. Cette évolution est déjà sensible: nous devons nous former continuellement. Bonne nouvelle, les neurosciences montrent que nous en avons les capacités. Le véritable défi est de mettre en pratique cet impératif et d’insérer harmonieusement la formation continue dans les carrières. Mais des solutions se développent. Et dans une économie de la connaissance, l’apprentissage peut-il être séparé du travail?
De tous les enfants entrant à l’école cette année, 75% exerceront un métier qui n’existe pas encore aujourd’hui. Cette prédiction de Cathy N. Davidson, professeur à l’université de Duke, permet de prendre l’ampleur de la rapidité et de la complexité des changements affectant les économies où la connaissance est devenue la principale matière première. À l’origine de ces bouleversements, la révolution technologique, notamment dans le domaine de l’information et de la communication, mais aussi les grandes évolutions économiques et sociales d’une planète de plus en plus globalisée et interdépendante.
En plus d’exercer un travail encore inconnu, ces enfants auront une vie professionnelle marquée par la mobilité, changeant de métier autant de fois que le nécessiteront les cycles économiques, le déclin de certains secteurs et la naissance d’autres branches d’activités. Adieu la carrière unique. Il n’est plus question de passer sa vie dans la même entreprise ou le même organisme, grimpant peu à peu les échelons jusqu’à la retraite, comme ont pu le faire nos parents ou nos grands-parents.
Cette évolution est déjà perceptible. Aux États-Unis, la moyenne est de changer d’entreprise tous les cinq ans. Maintenir un bon niveau d’employabilité sur le marché du travail nécessite ainsi une actualisation fréquente des savoirs et des savoir-faire. Dans des environnements de plus en plus complexes, les travailleurs et les entreprises doivent sans cesse s’adapter, se réajuster et se renouveler. La formation tout au long de la vie n’est donc plus une option mais une nécessité impérative pour tous.
Un nouvel impératif
L’enquête sur « L’École en 2030 », réalisée auprès de 645 experts internationaux en amont du sommet mondial pour l’innovation dans l’éducation WISE 2014, montre un consensus quasiment total sur ce point: 90% des experts interrogés estiment que l’éducation tout au long de la vie va devenir la norme. Les pays voulant être compétitifs doivent donc accorder une importance toute particulière aux systèmes de formation continue. De fait, « dans une économie de la connaissance, il devrait être (presque par définition) très difficile de séparer l’apprentissage du travail », pointe Nigel Paine, expert reconnu de la formation et auteur de The Learning Challenge.
Si le temps éducatif s’étire tout au long de la vie, comment cela affecte-t-il la formation initiale ? Les experts de la communauté WISE sont divisés sur ce point. La moitié d’entre eux pense que la formation fondamentale restera d’une durée relativement longue tandis que 40% jugent qu’elle sera raccourcie par rapport à ce que nous connaissons de nos jours. Cette deuxième option est aussi la vision d’Anant Agarwal, président de la plate-forme de MOOC edX, qui estime que les étudiants pourraient aller à l’université pendant deux ans, pour apprendre les fondamentaux, des compétences génériques et avoir l’expérience de la vie de campus, puis, une fois dans le monde professionnel, continuer à apprendre tout au long de leur vie grâce aux ressources en ligne. « Nous devrions tous apprendre continuellement car le monde évolue trop vite, juge-t-il. L’apprentissage devrait s’intégrer totalement à la vie professionnelle. »
Bonne nouvelle, les découvertes des neurosciences viennent appuyer l’idée d’un apprentissage tout au long de notre vie. Contrairement à ce que l’on pensait auparavant, le cerveau ne devient pas immuable à l’âge adulte mais reste plastique. C’est la fameuse neuroplasticité du cerveau : il ne cesse jamais de détruire et de construire des connexions entre les neurones. C’est précisément ce qui rend l’apprentissage possible à tout âge. En sus d’être une possibilité, être le plus souvent possible en situation d’apprendre de nouvelles choses devient une nécessité, les recherches prouvant que garder un cerveau actif diminue les risques de déclin cognitif et de développement de maladies comme la démence ou Alzheimer.
La capacité et l’exigence d’un apprentissage continuel sont donc incontestables. Le véritable défi est de mettre en pratique cet impératif et d’insérer harmonieusement la formation continue dans les carrières. Dans son livre, Nigel Paine argumente qu’il est absolument indispensable pour les entreprises de développer une véritable « culture de la formation continue ». « Il ne s’agit pas seulement de bien-être ou de compétence fonctionnelle de l’organisation mais d’une étape cruciale vers l’excellence et la performance élevée. » L’idée est d’amorcer un cercle vertueux, grâce auquel des employés mieux formés sont plus engagés et donc plus performants, plus enclins à partager leurs connaissances et leur expertise, ce qui accroît encore d’autant la réussite de l’entreprise.
Pour ce faire, cet expert prône notamment l’application du modèle 70:20:10, selon lequel 70% des apprentissages se font dans l’exercice même du travail (experiential learning), 20% dans le cadre des interactions avec les collaborateurs (social learning) et 10% par des cours formels (formal learning). Dans ce modèle, l’apprentissage est complètement imbriqué au travail. Plusieurs grandes entreprises, comme Thomson Reuters, Adidas, Novartis ou encore Microsoft l’ont adopté, tandis que Google l’a décliné, avec le succès que l’on connaît, pour l’innovation (70% du temps dédié aux projets du cœur de métier, 20% à des projets affiliés au cœur de métier et 10% à des projets propres aux ingénieurs). Un grand nombre des innovations de Google sont sorties de ces derniers 10%…
La mise en place d’une véritable culture de la formation continue suppose que tous les employés soient encouragés à partager leurs expériences, connaissances et expertise dans le cadre d’un système d’apprentissage complet (comprehensive learning environment) intégrant à la fois les éléments expérienciels, de feedback et les cours plus formels. Un tel système peut aisément être bâti dans le contexte de la révolution numérique, qui a donné un nouvel élan à la formation à distance en élargissant considérablement les supports (ordinateurs fixes, ordinateurs portables, tablettes, téléphones intelligents, montres connectées, etc.) ainsi que les formats (MOOC, serious games, etc.). L’ère du ATAWAD (any time, anywhere, any device) ou de la mobiquité (terme inventé par Xavier Dalloz pour qualifier la capacité d’un usager mobile à se connecter à un réseau sans contrainte de temps, de localisation, ou de terminal) ouvre de nouveaux horizons.
Une affaire personnelle?
Cette mobiquité – contraction de mobilité et ubiquité – brouille les frontières entre nos vies personnelle et professionnelle. Nous avons tendance à être toujours « on », poursuivant des tâches professionnelles sur notre ordinateur personnel ou notre tablette et vice-versa menant à bien des tâches personnelles durant nos heures de bureau. La conception même du travail et notamment de sa localisation géographique en est profondément bouleversée. Dans ce contexte, les individus subissent une pression grandissante pour maintenir, de leur propre chef, un bon niveau d’employabilité sur le marché du travail. « Nous n’avons plus le droit de ‘ne pas savoir’ », remarque Jean Frayssinhes, expert de l’éducation des adultes et auteur de L’Apprenant adulte à l’ère du numérique. La grande facilité d’accès aux connaissances nous impose « d’être informé, en toute circonstance et sur tous les sujets, au risque sinon d’être totalement dépassé, voire ringardisé, avec les conséquences prévisibles pour notre avenir professionnel ». L’individu est donc censé se prendre en charge pour développer ses compétences et ses connaissances.
Les MOOCs – ces cours gratuits en ligne, interactifs, collaboratifs et ouverts à tous sans limite de participants – se prêtent particulièrement bien à cette démarche d’auto-formation : l’offre est de plus en plus riche et variée, provenant souvent de prestigieuses universités ; leur caractère flexible, personnalisable et relativement court (quelques semaines) fait qu’ils sont bien plus facilement conciliables avec un emploi à temps plein ; beaucoup proposent maintenant des certificats de validation (payants) qui permettent de mettre en valeur sur un CV l’effort fourni et les connaissances acquises (ce que propose le réseau social professionnel en ligne LinkedIn). Pour peu que l’offre de formation soit valable dans son secteur, chacun peut ainsi mettre à jour ou étendre ses connaissances dans un ou plusieurs aspects de son activité professionnelle.
Cette nouvelle forme d’e-learning change également la donne dans le cas d’une reconversion. Jusqu’à présent, un changement complet de métier, qu’il soit voulu (changement de vie, de secteur, etc.) ou subi (licenciement, réorientation à un autre poste dans une même entreprise, etc.) nécessitait une formation assez lourde, en présentiel, et une interruption de la vie professionnelle de quelques mois, voire de quelques années. C’est un schéma connu, avec des mécanismes de financements plus ou moins bien développés selon les pays. Mais si un tel projet de réorientation est pris suffisamment de temps à l’avance, il peut être étalé sur plusieurs mois ou années et réalisé en parallèle d’une activité professionnelle grâce aux nouveaux types d’enseignement à distance. Plusieurs formations (dans ce cas payantes) ont d’ailleurs été lancées sur ce créneau, comme par exemple le programme certifiant en Corporate Finance d’HEC et de First Finance.
Attention toutefois à ne pas se leurrer : n’est pas apprenant en auto-formation qui veut, préviennent les experts. À l’issue de ses recherches sur le terrain, Jean Frayssinhes conclut que « tous les apprenants ne disposent pas de la méthodologie, de l’autonomie et de la motivation nécessaires pour suivre avec succès une formation en ligne ». Ses travaux apportent un éclairage particulièrement utile à l’heure d’expliquer le nombre relativement important de participants qui décrochent pendant un MOOC. « Pour apprendre, il faut vouloir, savoir et pouvoir apprendre », abonde quant à lui Maxime Jore, coordinateur de l’apprentissage numérique à Novancia Business School Paris. « Apprendre, c’est une attitude, une disposition affective, cognitive et conative favorable. » En défense des MOOCs, il faut reconnaître qu’en replaçant les formateurs au centre du jeu et en permettant une interaction très forte entre participants, ils sont bien plus accessibles que les anciennes formes d’e-learning, qui figeaient l’apprenant seul devant son ordinateur.
Les MOOCs au service des RH… et du marketing
Les MOOCs ont également un grand potentiel dans le secteur des formations proposées en entreprise. Selon le cabinet Deloitte, ils représenteront 10% de tous les cours réalisés dans le cadre de la formation continue en entreprise d’ici 2020. Les compagnies les utilisent à la fois comme un outil de formation visant à adapter leurs opérateurs aux transformations économiques et à la fois comme un outil de communication vers l’extérieur, notamment vers leurs clients. Dans les deux cas, il s’agit de développer une communauté autour de leur marque. Parmi les nombreux exemples, on peut citer Orange, qui a lancé la plateforme Solerni, proposant quelques cours en ligne tel que « Le digital, vivons-le ensemble ». L’idée est de faire du brand learning et de « coacher les clients », qui n’utilisent qu’une toute petite partie des capacités de leurs smartphones très puissants, avait confié Thierry Curiale, responsable du programme « Open social learning » d’Orange, au magazine Stratégies.
Utilisé en interne, le format MOOC (et ses déclinaisons) permet aux entreprises de réduire très nettement leurs coûts de formation de leurs salariés – puisqu’un intervenant n’est pas mobilisé seulement pour une vingtaine de personnes réunies dans une salle mais pour des centaines voire des milliers potentiellement répartis dans le monde entier – tout en augmentant l’homogénéité de la formation délivrée et donc de la culture d’entreprise ainsi que la collaboration entre les opérateurs. Pour Jean-Marc Tassetto, ancien directeur général de Google France et fondateur de Coorpacademy(startup spécialisée dans les corporate MOOCs, ou COOCs), les entreprises peuvent aller jusqu’à diviser leurs coûts de formation par dix.
D’autres formes d’apprentissages numériques se diffusent dans les entreprises, comme les serious games ou les SPOC (Small Private Online Courses). Bien que généralement plus coûteux que les MOOCs, les serious games offrent aussi de grands avantages en termes d’interactivité, de personnalisation des apprentissages (dont on connaît l’importance) et de collaboration entre les équipes. Les SPOC sont quant à eux des MOOCs en petit comité, qui permettent de couvrir des sujets plus pointus ou d’obtenir une interaction accrue entre un nombre réduit de participants. Ainsi, les entreprises auront un « recours grandissant au format MOOC pour couvrir le corpus de connaissances fondamentales » tandis que « le recours à la formation présentielle sera de plus en plus réservé aux mises en situation et approfondissements très techniques »,confiait récemment au site la Tribune Eric Chardoillet, le fondateur du spécialiste de la formation financière First Finance.
Dans un marché du travail de plus en plus compétitif et mondialisé, tous ces outils ouvrent de nouvelles perspectives en terme de repérage des talents et de recrutement. Comme le souligne Gilles Babinet, responsable des enjeux de l’économie numérique pour la France auprès de la Commission européenne et auteur du livre L’Ere numérique, un nouvel âge de l’humanité, « disposer d’une connaissance précise des compétences des uns et des autres permettrait d’accroître considérablement l’adéquation entre l’offre et la demande en matière de travail ».
Les données récoltées (learning analytics) sur les apprenants en ligne peuvent ainsi être aussi utiles aux professeurs, qui les utilisent pour comprendre les modes d’apprentissage les plus adaptés à chacun, qu’aux entreprises, qui y voient une manière d’identifier précisément les différentes compétences et qualités professionnelles qu’ils recherchent chez leurs futurs collaborateurs. Certaines grandes plateformes américaines de MOOCs l’ont bien compris, se lançant à l’assaut du monde des entreprises pour leur vendre les données des étudiants et ainsi leur offrir un vivier mondial de candidats potentiels.
Malgré les avantages indéniables d’un tel système en terme d’efficience dans l’adéquation entre l’offre et la demande de travail, il comporte aussi des inconvénients, et principalement celui de la monétisation des données personnelles. A l’heure où chacun de nos clics laisse des traces commercialisables et où des lanceurs d’alerte ont levé le voile sur de larges programmes de surveillance dans plusieurs pays, cette question est très sensible. Certains fournisseurs de MOOCs, comme la plateforme britannique FutureLearn, proclament d’ailleurs haut et fort ne jamais compter vendre les données personnelles de leurs étudiants. « C’est une question extrêmement délicate et nous voulons que nos étudiants aient confiance en nous », s’est justifié le directeur de FutureLearn, Simon Nelson, dans un entretien au quotidien The Guardian. Le débat ne fait que commencer.